Comment trancher entre deux expertises?

Par Gilles Vago

14 Oct

Récemment, un de mes étudiants m’a posé la question : « comment savoir entre deux expertises, de deux experts différents, laquelle est juste ? ».

Cette question est plus fréquente que l’on pourrait penser et est, de plus, très pertinente.

Tâchons d’y apporter quelques éléments de réponse.

Les bases

Nous avions déjà abordé la question de la qualification et de la nature d’un expert, qui est un des critères permettant de déterminer sa qualification et son professionnalisme.

Cette notion est régulièrement déterminante dans le choix d’un expert, mais ne constitue qu’un a priori sur le sérieux et la compétence de l’expert donné, sans pour autant nier la qualité des autres expert (penser que l’un est meilleur ne rend pas les autres mauvais).

Mais comment agir quand les deux parties ont sollicité des experts qu’ils jugent compétant mais arrivant à des valeurs différentes ? Et comment justifier une prise de position sur une des valeurs quand ces derniers peuvent faire valoir les mêmes degrés de sérieux et de qualifications ?

Approche observée dans la pratique (moyenne)

La valeur retenue est issue de la moyenne des deux valeurs obtenues par les experts.

Cette posture revient à dire arbitrairement que les deux rapports sont de pertinence et de qualité égales, sans nécessairement avoir les compétences pour se prononcer.

Cette manière de traiter la situation est utilisée quand les personnes à qui sont adressées les expertises ne sont pas en mesure de juger de la qualité des rapports ainsi que les paramètres retenus, que se soit par absence de connaissance ou de compétence dans le domaine.

Les raisons pour lesquelles cette approche est observée

Cette situation arrive régulièrement et peut parfois être expliquée par l’usage d’une terminologie professionnelle pointue qui limite la compréhension d’un sujet pour le non expert. Malheureusement, même avec un effort de vulgarisation, certains sujets demeurent parfois compliqués et, malgré l’apport d’explications complémentaires, peuvent rester parfaitement abstraites aux esprits les plus brillants.

Ce n’est pas la faute de la personne dans l’incompréhension, qui n’est pas plus à blâmer que les experts !

Néanmoins, et selon nous, le principal intérêt de cette approche est sa rapidité d’application et l’avantage de ne pas générer de frais supplémentaires.

Les raisons pour lesquelles cette approche est n’est pas juste

Cette approche équivaut à faire des appels à l’ignorance soit à dire que les deux sont vraies car nous ne pouvons pas prouver que c’est faux. Or, si des personnes ne peuvent pas prouver que quelque chose est fausse cela ne signifie pas que d’autre personnes ne pourraient pas le faire.

De plus, agir de la sorte revient à dire que les deux expertises sont justes de manière égales. Il s’agit d’une posture dogmatique dont il faut se méfier car dans la pratique, même un expert peut se tromper dans son domaine et que contrairement à la production de science, qui passe par le pair review, il est fréquent que des experts en estimations immobilières travaillent seuls (ce n’est pas le cas dans notre bureau). Ceci a pour effet de laisser la porte ouverte à certains biais ainsi qu’à des erreurs.

Nous admettons qu’il n’est pas normal que l’on tranche arbitrairement à la moitié entre deux valeurs.

tribunal à Lausanne
La Suisse est un pays réputé pour la force de son droit et sa longue pratique en la matière. Néanmoins, les juges restent des humains et leur compréhension des domaines d’expertise peut parfois être lacunaire. Il est rarement possible d’apprécier les écarts qualitatifs de rapports portant sur des sujets qui sortent de leur champs de compétence.

Approche non observée dans la pratique (expert tiers)

Le mandant (quel que soit sa nature) admet qu’il n’est pas compétent pour juger si les deux rapports des experts (rédacteurs) sont de qualités égales et s’en remet à un expert tiers (relecteur) qui aura les compétences nécessaires à se prononcer.

L’expert relecteur peut alors se prononcer

  • Sur une éventuelle pondération (poids attribué à chaque rapport) en fonction de la pertinence de l’expertise,
  • Le rejet de l’une des expertises si celle-ci est, par exemple, orientée à dessein ou trop erronée,
  • Le rejet des deux expertises, si nécessaire.

Avantage de cette approche

La seconde approche permet d’admettre que des éléments sont de nature à fausser les hypothèses soutenues par l’un ou l’autre des experts rédacteurs, pouvant amener à une distorsion de la qualité d’une expertise, comme par exemple :

  • Un élément peut ne pas avoir été porté à la connaissance d’un ou des experts rédacteurs (sciemment ou par négligence),
  • Une erreur peut (mais n’aurait pas dû) s’être glissée dans un des rapports,
  • Les données n’étaient pas les mêmes pour les deux experts rédacteurs en raison d’un décalage temporel dans la réalisation du mandat,
  • Un des experts rédacteur n’a pas su rester neutre (dans quel cas il conviendrait de se récuser),
  • Etc.,

La probabilité que l’une de ces raisons se présente est fréquemment plausible. Repérer ces problèmes nécessite cependant du temps et des compétences pointues. À contrario, une personne non compétente pourrait ne pas se rendre compte de la distorsion et apprécier comme bon un rapport qui ne serait, en réalité, moyen voire carrément mauvais !

Méthodologie / protocole

Pour bien appliquer l’approche de l’expert tiers, il faudrait idéalement un protocole qui évite que la rédaction du rapport soit formulée de manière à flatter la personnalité du relecteur. Pour cela, le plus simple est que le nom de l’expert relecteur ne soit pas connu des experts rédacteurs.

Il serait également judicieux que l’expertise produite ne puisse pas influencer le relecteur par la réputation de l’expert rédacteur qui l’a réalisée. A cette fin, il serait pertinent de réaliser des rapports sur des modèles « neutralisés » du style habituellement utilisé par les experts (notamment les logos).

Conclusion

La méthode observée « à la moyenne » est injuste et discrédite les experts consciencieux et appliqué ainsi que les personnes sur lesquelles pèsera l’application de la valeur.

La réputation et les connaissances sont généralement les paramètres basiques sur lequel se base le crédit accordé à un expert. Néanmoins, cela ne signifie pas que les experts aient l’exclusivité du bon sens et des connaissances et il arrive parfois que des amateurs soit plus pertinents que des sommités, il leur suffit pour cela d’avoir raison.

Gilles Vago
Expert en estimations immobilières avec Brevet Fédéral
Membre de la Chambre suisse d'Experts en estimations Immobilières (CEI)
109A0269

14 Oct